Un homme herculéen, doué d'une force musculaire extraordinaire, astreint par des circonstances extérieures à s'adonner à une occupation sédentaire, à un travail manuel, méticuleux et pénible, ou bien encore à l'étude et à des travaux de tête, occupations réclamant des forces toutes différentes, non développées chez lui et laissant précisément sans emploi les forces pour lesquelles il se distingue, un tel homme se sentira malheureux toute sa vie ; bien plus malheureux encore sera celui chez lequel les forces intellectuelles l'emportent de beaucoup et qui est obligé des les laisser sans développement et sans emploi pour s'occuper d'une affaire vulgaire qui n'en réclame pas, ou bien encore et surtout d'un travail corporel pour lequel sa force physique n'est pas suffisante.
Ici toutefois, principalement pendant la jeunesse, il faut éviter l'écueil de la présomption et ne pas s'attribuer un excès de force que l'on n'a pas. De la prépondérance bien établie de notre première catégorie sur les deux autres, il résulte encore qu'il est plus sage de travailler à conserver sa santé et à développer ses facultés qu'à acquérir des richesses, ce qu'il ne faut pas interpréter en ce sens qu'il faille négliger l'acquisition du nécessaire et du convenable.
Mais la richesse proprement dite, c'est à dire un grand superflu, contribue peu à notre bonheur [...] ; aussi beaucoup de riches se sentent-ils malheureux, parce qu'ils sont dépourvus de culture réelle de l'esprit, de connaissances et, par suite, de tout intérêt objectif qui pourrait les rendre aptes à une occupation intellectuelle. Car ce que la richesse peut fournir au-delà de la satisfaction des besoins réels et naturels a une minime influence sur notre véritable bien-être ; celui-ci est plutôt troublé par les nombreux et inévitables soucis qu'amène après soi la conservation d'une grande fortune. Cependant les hommes sont mille fois plus occupés à acquérir la richesse que la culture intellectuelle, quoique certainement ce qu'on est contribue bien plus à notre bonheur que ce qu'on a. [...]
Ainsi, l'essentiel pour le bonheur de la vie, c'est ce que l'on a en soi-même. [...]
Arthur Schopenhauer
(Texte complet dans Aphorismes sur la sagesse dans la vie, II.)
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Arthur Schopenhauer (1788-1860) professa sans succès à Berlin, vers 1820, et renonça, faute d'auditeurs (il parlait devant une salle presque vide) à l'enseignement. Si son ouvrage principal "le monde comme volonté et représentation" (1818) n'eut aucun succès, de même que "les deux problèmes fondamentaux de l'éthique" (1841), les Parerga et Paralipomena (1851) le rendirent célèbre du jour au lendemain. Les disciples accoururent à Francfort, Wagner lui dédicaça "l'anneau des Niebelungen". Schopenhauer mourut, en 1860, en pleine gloire.
Les influences : Platon et Kant, il reprendra la théorie de la connaissance avec la distinction du "phénomène" et de la "chose en soi". La doctrine de Schopenhauer dérive aussi de la pensée hindoue. Il fut l'adversaire déclaré de Hegel, "écrivailleur d'absurdité et détraqueur de cervelle", selon ses propres notes.
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Ce qui est étonnant à la lecture de ce texte (que vous pouvez lire intégralement avec d'autres textes de philosophes, qui donnent aussi à réfléchir, dans le livre "l'art du bonheur chez les philosophes" de Christophe Salaün), donc l'étonnant c'est la modernité de cette pensée. Plus de 150 ans ont passé, et les hommes sont exactement comme les décrivait Schopenhauer, bien plus occupés à vouloir faire leur fortune, qu'à s'élever intellectuellement... Alors que le bonheur est en soi. Mais qui s'en soucie encore ? Qui le sait ?
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